Analyse, Afrique

ANALYSE - L'avenir de la crise libyenne après la Conférence de Berlin

- La différence la plus importante apportée par la Conférence de Berlin, qui a traité de la crise libyenne, est qu'elle crée un double mécanisme de surveillance.

Prof. Dr. Ferhat Pirinççi, Ümit Dönmez  | 22.01.2020 - Mıse À Jour : 23.01.2020
ANALYSE - L'avenir de la crise libyenne après la Conférence de Berlin

İstanbul

Par le Professeur Ferhat Pirinççi

AA - Istanbul

La conférence, qui s'est tenue à Berlin pour discuter du problème de la Libye le 19 janvier, s'est achevée par l'annonce d'une déclaration finale de 55 points sous sept rubriques. La conférence a réuni 12 pays, dont des voisins de la Libye, des pays acteurs dans l'évolution de la crise libyenne, ou potentiels porteurs de solution à celle-ci, ainsi que la participation des Nations Unies (ONU), de l'Union Africaine, de la Ligue Arabe et de l'Union Européenne. Il évident que la déclaration qui a été annoncée à la suite de la Conférence de Berlin, dont les discussions se sont terminées en peu de temps, avait fait l'objet de négociations préliminaires, et cette déclaration donne des indices sur l'évolution future du problème.

Pour donner la conclusion dès le début, signalons que le rapport final de la Conférence de Berlin contient un contenu destiné à satisfaire tous les participants. Pour cette raison, il n'y a pas de proposition solide de solution pour la fin de la crise actuelle en Libye. Compte tenu du nombre d'acteurs impliqués dans la crise libyenne et de leur capacité à influencer le processus, cela n'était pas surprenant. De ce point de vue, il est possible de considérer la Conférence de Berlin comme un point de départ dans la solution politique du problème libyen si les ingrédients qu'elle contient sont effectivement mis en œuvre.

- Contributions de la Conférence de Berlin au processus

De nombreux éléments de la conclusion de la Conférence de Berlin ont, en fait, été exprimés par presque toutes les parties lors des précédentes tentatives de solution à la crise en cours. Dans ce contexte, la déclaration a réitéré les engagements concernant l'indépendance, la souveraineté, l'intégrité territoriale et l'unité nationale de la Libye; elle a souligné que la paix permanente ne sera pas atteinte par une solution militaire, mais par le processus politique mené par les Libyens. Compte tenu du contenu de la déclaration, on constate que le problème libyen est abordé en sept dimensions: cessez-le-feu, embargo sur les armes, retour au processus politique, réforme du secteur de la sécurité, réforme économique et financière, droit international humanitaire et respect des droits de l'homme.

Nous voyons que la déclaration faite met l'accent sur la pérennisation du cessez-le-feu temporaire, établi suite à l'appel de la Turquie et de la Russie le 9 Janvier, et à la suite des pourparlers de Moscou du 13 janvier. Afin de réduire le niveau de maintien de la crise par des méthodes militaires, il exprime également la mise en œuvre effective des décisions concernant l'embargo sur les armes et les mercenaires, prises par le Conseil de Sécurité des Nations Unies en 2011. Il est indiqué que l'accord politique libyen signé en 2015 sous le titre de retour au processus politique est un cadre pour une solution politique, et que toutes les parties devraient poursuivre ce processus politique sous la supervision de la Mission d'appui des Nations Unies pour la Libye (MANUL).

La déclaration stipule, dans sa partie concernant la réforme du domaine de la sécurité, la reconstruction de l'autorité de l'État libyen et la reconstruction des forces de sécurité sous une autorité unique, centrale et civile. Au titre des réformes économiques et financières, la déclaration met l'accent sur le fonctionnement inclusif et fonctionnel des principales institutions publiques telles que la Banque centrale de Libye, la Compagnie nationale de pétrole, l'Autorité des Investissements, et met particulièrement l'accent sur la préservation des principales installations et infrastructures de production pétrolière du pays. Énonçant que toutes les parties en Libye devraient respecter le droit international humanitaire et les droits de l'homme, la déclaration stipule que ceux qui attaquent en particulier les civils et les zones résidentielles civiles, devraient être tenus responsables de leurs actes.

Lors de précédentes tentatives de résolution de la crise libyenne, des références aux sujets susmentionnés avaient également été faites. Cependant, la différence la plus importante apportée par la Conférence de Berlin au problème est qu'elle crée un mécanisme de surveillance, en deux parties. La première de ces parties inclut les acteurs qui se sont affrontés en Libye, et la seconde inclut les acteurs participant à la Conférence de Berlin. Selon le mécanisme, dénommé «Comité militaire 5 + 5» en premier lieu, le Gouvernement -légitime- d'accord national (GNA) et le groupe putschiste de Haftar nommeront cinq personnes pour discuter des questions militaires, et cesseront leurs opérations tant que le cessez-le-feu se poursuivra.

Le deuxième mécanisme de surveillance, appelé "Comité international de surveillance", devrait fonctionner à deux niveaux lui étant internes. Dans la première phase, la création d'un comité international de suivi composé de hauts fonctionnaires, dont la Mission d'appui libyenne des Nations Unies (MANUL) sera le président permanent, et sera doté d'un coprésident en rotation, et la réunion mensuelle de ce comité suivra l'application des points de la déclaration; et, dans la deuxième phase, il est envisagé de créer quatre groupes techniques de travail qui se réuniront deux fois par mois dès la mise en œuvre de l'application des points de la déclaration.

- Applicabilité des décisions de la Conférence de Berlin

En ce qui concerne l'applicabilité des décisions prises lors de la Conférence de Berlin, le plus gros problème est la question de savoir dans quelle mesure elles engageront la responsabilité des acteurs du conflit en Libye et en particulier les parties qui soutiennent ces acteurs. À ce stade, le gouvernement légitime de Tripoli et le putschiste Khalifa Haftar n'étaient pas directement invités à la Conférence de Berlin. Mais cela ne représente pas un gros problème parce que les politiques et les capacités des pays invités à la conférence peuvent être déterminantes dans l'évolution de la crise. Cependant, l'absence d'un mécanisme de pression / application politique sur ces pays, reposant sur le droit international, crée des points d'interrogation quant à l'applicabilité de ces décisions.

Ce problème peut être résolu en partie, en le plaçant sur un certain terrain en termes de droit international par une décision du Conseil de sécurité des Nations Unies. Cependant, il ne faut pas oublier que les conclusions de la Conférence de Berlin incluent déjà les résolutions du Conseil de sécurité des Nations Unies et les accords politiques, dans de nombreuses questions au regard du cessez-le-feu, de l'embargo sur les armes, et de la résolution politique. Le non-respect des décisions prises est l'une des principales causes du problème. Par conséquent, seules, l'intention et la signature des participants à la conférence ne suffisent pas à ouvrir la voie à une solution politique du problème libyen. Il est essentiel que les parties prenantes respectent strictement leurs engagements et que cela soit surveillé et lié à un mécanisme de sanction politico-juridique.

À cet égard, la mise en place d'un mécanisme de surveillance pour évaluer si le gouvernement libyen légitime et la milice de Haftar ainsi que les pays qui les soutiennent ont respecté leurs engagements, est un pas positif. Sur ce point, il sera relativement plus facile d'observer si le cessez-le-feu a été violé et par quel acteur local il a été violé. Cependant, il sera relativement difficile de contrôler l'arrêt du soutien militaire et logistique, en particulier aux milices de Haftar, et donc de contrôler efficacement si l'embargo sur les armes est appliqué. Dans ce sens, alors que, d'une part, le soutien militaire apporté aux forces de Haftar par voies maritime et aérienne peut être contrôlé plus facilement, d'autre part, par exemple, la frontière de l'Égypte avec la Libye d'environ 1150 km de longueur est un facteur qui rend difficile son contrôle terrestre.

En outre, on ne sait toujours pas quel type de procédure sera suivie si le mécanisme de surveillance détecte une violation et quelle sera la sanction à la suite de la violation. À moins que ces incertitudes ne soient clarifiées, la Conférence de Berlin n'ira pas au-delà d'être une initiative de "bonne foi" - comme d'autres initiatives politiques [précédentes] pour résoudre le problème de la Libye.

- Sensibilités post-conférence

La Conférence de Berlin a contribué une fois de plus à l'internationalisation du problème, mais on ignore encore de quelle façon cette internationalisation aura des conséquences pour les parties. Un point est clair: les parties agiront avec plus de sensibilité à court terme afin de ne pas être accusées de ne pas respecter le «cessez-le-feu». Sur ce point, la mise en place de mécanismes de contrôle devrait exercer une certaine pression sur les parties. Cette pression se fera sentir localement sur le groupe de Haftar, et au niveau régional plutôt sur les Emirats Arabes Unis (ÉAU) et l'Égypte.

Au niveau local, les forces de Haftar sont agressives, et le GNA à Tripoli (Gouvernement d'Entente Nationale présidé par Fayez al-Sarraj) est sur la défensive depuis que les forces de Haftar ont lancé leurs attaques contre Tripoli en avril 2019, pour la capture de la capitale. Avec la signature par le GNA de l'accord de cessez-le-feu proposé par la Turquie et la Russie lors de la réunion du 13 Janvier, tenue pour discuter de cette proposition de cessez-le-feu, et, à la suite du départ de Haftar de Moscou sans rien signer, le GNA a pris l'ascendant moral dans cette crise, et le rôle de Haftar en tant que partie attaquante a été remarqué et des doutes quant au soutien qu'elle peut recevoir de la Russie sont nés. Par conséquent, alors que le GNA est apparu comme plus accommodant, l'impression est que Haftar a une attitude plus agressive et sans compromis. En plus de cela, le fait que malgré les efforts de Haftar pour éliminer la légitimité et l'existence du GNA, Fayez al-Sarraj était mentionné comme le "Premier ministre" dans la déclaration, et que Haftar était mentionné comme "maréchal", confirmait également que les parties n'étaient pas égales en termes de légitimité.

Dans le processus menant à la Conférence de Berlin, l'attitude de soutien au GNA, de la Turquie, l'Italie, l'Algérie, et de la Tunisie, suggère que le GNA sera plus avantagé, dans la période à venir, en termes de soutien externe. On peut également dire que Haftar sera plus désavantagé, pour les raisons mentionnées ci-dessus.

Du point de vue des Émirats arabes unis et de l'Égypte, les plus grands soutiens de Haftar, il est possible que le soutien militaire qu'ils lui accordent soit interrompu dans ce nouveau processus, parce que la découverte de leur soutien militaire alors que le processus de cessez-le-feu se poursuit placera ces pays dans une situation difficile au niveau international. En cas de rupture du cessez-le-feu, il y a deux obstacles à ce que ces deux pays apportent un soutien militaire aussi important qu'au cours de la période précédente. Le premier est lié au fait que Haftar et ses partisans étaient insensibles aux pertes civiles dans les conflits précédents. On s'attend donc à ce que les massacres civils perpétrés avec des attaques au mortier et des bombardements aériens ne soient pas tolérés autant qu'avant la Conférence de Berlin.

Le deuxième facteur est lié à l'annonce par la Turquie de son futur soutien actif au GNA. La principale raison de l'échec de Haftar à s'emparer de Tripoli ces dernières années, est la position claire de la Turquie en faveur du GNA. En cas de non-respect du cessez-le-feu, l'attitude déterminée qu'aura la Turquie, sera porteuse pour Haftar du risque de confrontation directe avec elle. On ne sait pas dans quelle mesure le couple ÉAU-Égypte voudrait intervenir dans un tel processus porteur de risques.

- L'obstacle à la solution: une logique de jeu à somme nulle

Le plus grand obstacle à l'avenir du problème de la Libye en général et de la Conférence de Berlin en particulier est que Haftar et, plus important encore, les Émirats arabes unis et l'Égypte abordent le processus avec une logique de jeu à somme nulle. Que Haftar devienne partie prenante d'un éventuel processus de solution politique; ou en d'autres termes, une solution dans laquelle le GNA maintient son existence et sa légitimité, est perçue comme une perte nette pour l'autre partie. Pour cette raison, Haftar et ses alliés mobiliseront tous leurs moyens pour augmenter la pression sur le GNA tout en essayant d'arborer une attitude plus sensible dans la nouvelle période.

La production et l'exportation de pétrole de la Libye font partie des outils que Haftar et ses alliés tenteront d'utiliser. En fait, avant la Conférence de Berlin, Haftar avait essayé d'empêcher le fonctionnement des installations de distribution de pétrole en faisant appel à des tribus. Bien que cette situation ne soit pas devenue un problème vital ayant nui au processus avant la conférence, elle peut nuire en peu de temps, à la puissance économique du GNA ,et donc à ses activités. On peut dire qu'il sera de plus en plus difficile pour les forces de Haftar d'utiliser la question du pétrole comme une arme, car ce risque et sa prévention sont inclus dans la déclaration finale de la Conférence de Berlin.

Une autre méthode susceptible d'être utilisée par Haftar et ses alliés après la Conférence de Berlin pourrait être d'augmenter la pression sur le GNA, notamment en achetant la loyauté des forces tribales, comme dans le cas de Syrte, en utilisant le pouvoir économique des Émirats arabes unis. En utilisant cette méthode, il peut être possible d'utiliser les relations inter-tribales pour nuire à la légitimité du GNA ou pour donner l'impression que le GNA est l'acteur qui viole le cessez-le-feu, par des actes de sabotage ou de fausse-bannière.

En somme, bien que la Conférence de Berlin ait à nouveau internationalisé la crise libyenne, aucun obstacle à la solution du problème n'a été surmonté. Pour que la conférence ait des résultats effectifs, le cessez-le-feu, qui est encore temporaire, doit être transformé en un accord permanent. Tout en garantissant cela, il est essentiel que tous les acteurs du problème adoptent une approche selon laquelle la solution est à somme variable. Sur ce point, il est difficile de dire la même chose de Haftar et de ses alliés, efficaces sur le terrain, que pour le GNA ainsi que la Turquie et la Russie, démontrant clairement une recherche de solution. Pour cette raison, il existe une forte possibilité que ce cessez-le-feu et la Conférence de Berlin se transforment en une tentative infructueuse comme les précédentes [tentatives]. Cependant, si le cessez-le-feu est rompu, on peut dire que l'équilibre sur le terrain sera différent de celui du dernier cessez-le-feu temporaire. Pour cette raison, le poids et la position déterminante de la Turquie (et partiellement de la Russie) dans ce domaine, gagne en importance.

[Professeur de relations internationales à l'Université Bursa Uludağ, le docteur Ferhat Pirinççi travaille sur le Moyen-Orient et l'armement]


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