Ahmet Kavas: Nous saluons les percées économiques de l'Afrique
- Dans un entretien exclusif, l'ambassadeur de Turquie à Dakar a évalué l'évolution des échanges avec le continent africain, donnant également un aperçu historique des relations Afrique-Türkiye.
France
AA / Ümit Dönmez
Dans un entretien accordé à l'Agence Anadolu (AA), Dr. Ahmet Kavas, l'ambassadeur de Turquie au Sénégal a exprimé sa satisfaction à l'issue du Troisième Sommet de partenariat Turquie-Afrique qui s'est tenu du 16 au 18 décembre 2021 à Istanbul.
Se référant à l'histoire millénaire pourtant méconnue des relations de son pays avec l'Afrique et pour le cas précis du Sénégal, l'académicien turc envisage un avenir radieux pour l'amitié Afrique-Turquie.
Convaincu de la résilience et de l'essor futur des économies africaines, le diplomate turc entrevoit l'indépendance financière qui se profile pour les pays africains, d'ici le milieu de ce siècle.
Se réjouissant de cette indépendance économique africaine naissante, Ahmet Kavas juge que les acteurs économiques africains continueront leur percée à l'échelle mondiale, dans un grand nombre de secteurs économiques.
Le diplomate turc fait remarquer que les activités agroalimentaires restent prometteuses pour le continent et appelle, d'autre part, les acteurs économiques turcs et étrangers à apporter la meilleure technologie au service des Africains et des économies africaines.
AA : Pensez-vous que le 3e Sommet de partenariat Turquie-Afrique a réussi à atteindre ses objectifs, notamment dans le renforcement de la coopération turco-africaine ? Comment évaluez-vous l'évolution des relations Afrique-Türkiye depuis la mise en place par la Turquie du "Plan d'action d'Initiative pour l'Afrique" en 1998, mais aussi depuis l'année 2005 qui a été déclarée "Année de l'Afrique" en Turquie, et 2008, lorsque l'Union africaine (UA) a désigné la Turquie comme "Partenaire stratégique" ?
Dr. Ahmet Kavas : Le Sommet de partenariat Turquie-Afrique est une indication que des progrès ont été réalisés plus tôt que prévus dans certains domaines. Les agences médiatiques basées en Occident constituent généralement la principale source d'information du public africain et peuvent disséminer des nouvelles qui peuvent être considérées comme anti-Turquie, mais celles-ci n'affectent pas beaucoup, en réalité, les décideurs politiques et les leaders d'opinion en Afrique.
Les relations Afrique-Turquie, qui ont été maintenues à un très bas niveau pendant de nombreuses années, ont commencé à se développer par une approche basée sur la diplomatie et ont permis de créer des zones d'action avec de sérieux échanges et partenariats économiques. Alors que les organisations non gouvernementales (ONG) turques apportent leurs services à toutes les sociétés du continent dans les conditions les plus difficiles, nos organisations telles que TIKA, la Fondation Diyanet et le Croissant-Rouge turc accèdent à différents segments du continent, notamment en allant au-delà des capitales.
Dans le domaine de l'éducation, les Instituts Yunus Emre font désormais leurs preuves aux côtés des écoles de la Fondation Maarif. La principale réussite reste, évidemment, celle des dizaines de milliers d'étudiants africains qui étudient dans les universités de notre pays avec leurs propres moyens pour la plupart d'entre eux. S'agissant des médias, il est trop tôt pour dire que nous n'avons pas encore développé les champs d'activité requis.
En 2005, certains diplomates autorisés de ce qui constituait alors la Direction Extrême-Orient et Afrique subsaharienne du ministère des Affaires étrangères pouvaient qualifier de rêve l'actuel essor des relations Afrique-Turquie. La tendance la plus courante se résumait à dire « Qu'avons-nous affaire en Afrique ? ». En fait, cela révélait que nous n'avions donc encore rien : personne n'avait posé de briques sur lesquels on pourrait poser de nouvelles briques, ce qui signifiait donc que personne ne pouvait rien faire.
Le message porté par les courageux entrepreneurs turcs de notre monde des affaires et du commerce a été de dire qu'il y a beaucoup de travail à faire en Afrique. Ils détiennent leur part dans cette réussite. Certains États européens, comme le Portugal, ont tenté pendant des siècles de pénétrer en Afrique. Il y a des processus qui remontent à un siècle et demi ou deux siècles en France et au Royaume-Uni. Fin 2021, la Turquie a dépassé ses objectifs dans ses relations avec les pays africains.
À la fin de l'année 2007, un diplomate expérimenté, qui a passé sa vie à différents niveaux des affaires étrangères, y compris en tant qu'ambassadeur, avait indiqué que nous n'avions pas assez de diplomates pour ouvrir une nouvelle ambassade, ni en Afrique, ni dans le reste du monde, comme c'était prévu en 2008. Cependant, nous avons ouvert 32 ambassades en Afrique en 12 ans ».
AA : Que signifient le succès de ce sommet et l'élaboration d'un plan d'action entre l'Afrique et la Turquie pour la période 2022-2026 dans le renforcement de cette coopération et qu'est-ce que cela promet pour l'avenir des relations ? Quels domaines et champs d'activité seront privilégiés dans les années à venir ?
Dr. Ahmet Kavas : Bien sûr, on dit que l'objectif fixé pour 2022-2026 sera que les échanges mutuels dépassent les 50 milliards de dollars. J'ose prédire que nous dépasserons cet objectif. Nous sommes passés d'une poignée de milliards de dollars en 2003 à 30 milliards de dollars à la fin de l'année dernière. Je pense que nous pourrons doubler ces 30 milliards d'ici quelques années.
Notre premier objectif en termes de diplomatie était de passer de 12 représentations dont 8 ambassades, au nombre de 20. À ce moment-là, j'ai exprimé mon avis que ce nombre devrait être de 32 avec 20 nouvelles représentations diplomatiques [au lieu de 8 comme prévu].
Depuis quelques années, l'Afrique a connu un développement au-delà de mes espérances. L'Afrique est un continent fertile et doué de gratitude. C'est un continent très généreux. Cependant, la cupidité mène de nombreux étrangers à exploiter ingratement le continent. Aucun autre pays ne peut prétendre à mettre en œuvre la ligne incarnée par la Turquie, du fait notamment de ses liens historiques avec le continent, nourris de loyauté. Et aujourd'hui, le message porté par la Turquie est celui d'une relation « gagnant-gagnant ». Cela est bienvenu pour tout le monde. Cependant, il n'est pas toujours évident d'établir cet équilibre.
Il est vrai que l'Afrique a, jusqu'à récemment, davantage été un continent de consommation et qu'elle devait suivre le développement requis par l'ère moderne, avec des décennies de retard sur les États développés. Aujourd'hui, l'Afrique ne se contente plus de consommer : elle produit en consommant. Elle a commencé à commercialiser ce qu'elle produit autant sur le marché extérieur que sur le marché intérieur. À mesure que l'écart entre les deux diminue, c'est-à-dire que les exportations africaines de produits manufacturés augmentent, le continent deviendra autosuffisant et se libèrera des pressions vers le milieu du XXIe siècle.
Les objectifs de l'avenir le plus viable pour la Turquie et pour le monde sont d'être un pionnier de la technologie et d'être le principal fournisseur d'investissements en Afrique, comme dans tous les continents, à travers les technologies les plus modernes. L'industrie alimentaire sera un secteur de croissance continue pour l'Afrique. Les consommateurs du monde entier qui recevaient des produits issus de matières premières africaines achètent désormais des produits entièrement conçus et produits en Afrique. Les investissements dans l'agriculture et l'élevage sur le continent seront couronnés de succès dans un avenir proche.
L'Afrique est entrée dans la quatrième révolution industrielle, la dernière des révolutions industrielles après avoir été exclue de l'évolution du monde au cours des trois premières. Il y a des évolutions très rapides. Dans un avenir proche, les investisseurs africains renforceront leurs appuis en tant que fournisseurs majeurs de produits dans le monde.
AA : Dans la presse européenne, y compris les médias turcs, la Turquie est souvent présentée comme un nouveau venu sur le continent, contrairement aux puissances coloniales en Afrique. Quelle est le degré de véracité d'une telle information ? La Turquie n'a-t-elle pas développé des relations avec l'Afrique dans son passé plus lointain ?
Dr. Ahmet Kavas : Malheureusement, un défaut de la Turquie est qu'il y ait un petit nombre de personnes dans les médias ayant une connaissance approfondie dans le domaine. On lit encore souvent des thèses observant le continent comme le perçoit un Japonais, un Chinois ou un Russe.
Comme cela est documenté, les marins ottomans jouissaient d'une grande influence sur une importante partie du littoral africain en partant des côtes méditerranéennes de l'Égypte jusqu'à la Mauritanie et [ce qui constitue aujourd'hui] la République Démocratique du Congo ainsi que dans la mer Rouge et dans la partie occidentale de l'Océan Indien jusqu'à atteindre les côtes de l'Afrique du Sud.
Maintenant, quand on regarde ces mers et océans en les survolant en avion, on a du mal à y croire. Comment sont-ils arrivés ici avec des galères et des voiliers ? Si nous-mêmes les Turcs, nous ne connaissons pas assez les liens historiques de notre familiarité avec ce continent, il n'est pas étonnant que nos amis africains et les curieux des autres continents ne les connaissent guère mieux.
Notez par exemple que dans les années 1850, les officiers turcs donnaient une formation militaire dans le sultanat local de Vaday dans le Tchad d'aujourd'hui. Ce n'est plus le cas aujourd'hui, en dehors de la Somalie. Nos caravanes commerciales qui voyageaient de Tripoli au Nigeria étaient chaque année en contact avec les communautés du bassin du lac Tchad. Des liens étaient établis depuis la côte de la mer Rouge jusqu'au Darfour, en Ouganda et en [ce qui constitue aujourd'hui la] République centrafricaine.
Si vous ne parlez que du XXe siècle quand on dit la Turquie, malheureusement, à part les contacts établis avec l'Éthiopie après la guerre de Tripoli [1911-1912], la Turquie ne disposait d'ambassades que dans les anciens États ottomans qui avaient accédé à l'indépendance [des puissances européennes telles la France, le Royaume-Uni, le Royaume de Belgique, l'Italie, le Portugal] dans les années 1950, à savoir l'Égypte, le Soudan, la Libye, la Tunisie et l'Algérie, outre les Royaume du Maroc, le Sénégal, le Nigéria, et la République démocratique du Congo. Nous avons aussi eu des ambassades à court terme en Tanzanie, au Ghana et en Somalie. Représentationnellement, ce n'était pas mauvais, mais un total de 11 ou 12 ambassades pour 54 pays était très peu.
La Turquie doit établir des liens solides avec chaque région d'Afrique. Il serait très avantageux d'avoir des ambassades en République centrafricaine, et au Libéria, qui comptent une importante population musulmane, ainsi qu'au Malawi, dont la population est entièrement musulmane, et à l'île Maurice qui est musulmane à un tiers .
AA : En tant qu'académicien et ambassadeur de Turquie au Sénégal, que pouvez-vous nous dire sur l'histoire, l'état actuel et les développements futurs des relations entre les deux pays, ou ce vous souhaitez dans ce cadre ?
Dr. Ahmet Kavas : Tout d'abord, des deux côtés, à savoir la Turquie et son interlocuteur, c'est-à-dire chaque pays africain doit avoir conscience du passé historique qui les lie. Une bonne connaissance de ce passé sera certainement un point de départ prometteur dans ces relations bilatérales. Peut-être qu'aujourd'hui ce ne sera pas possible pour le Lesotho, l'Eswatini, le Botswana, Sao Tomé, le Cap-Vert ou les Seychelles, mais nous avons des liens historiques à renouer avec 45 pays.
Concernant plus particulièrement le Sénégal, la formation de cet État dans ses frontières actuelles date de la période coloniale, à savoir au XIXe siècle. Les communautés locales du pays vivaient pour la plupart dans le bassin du Sénégal, qui est la frontière naturelle commune avec la Mauritanie et le Mali, adaptée aux conditions de vie des siècles passés.
Ces peuples sont devenus musulmans dans les années 1000, c'est-à-dire il y a au moins mille ans. En raison de la présence administrative des Turcs en Égypte, qui a commencé avec la dynastie des Tolunoğul dans les années 860, les Sénégalais comme tous les musulmans d'Afrique subsaharienne ont toujours eu des contacts avec les Ottomans, surtout à partir du XVIe siècle, alors qu'ils devaient faire route vers le Hedjaz [à La Mecque et Médine notamment] pour leur pèlerinage, ou qu'ils entretenaient des échanges commerciaux à travers les caravanes. Il nous est très difficile de pleinement éclairer ces périodes de l'histoire des relations Afrique-Türkiye.
Le deuxième contact important s'établit à l'époque coloniale. Au XIXe siècle, les Français en particulier, ont amené au Sénégal et en Afrique de l'Ouest de nombreux travailleurs ottomans compétents depuis les villes de Beyrouth et de la Syrie, qui étaient encore des provinces ottomanes. Bien qu'il y ait peu d'ascendance turque parmi eux, étant des Arabes le plus souvent, ils étaient tous venus avec des documents de voyage ottomans. Un consulat honoraire était ouvert à Dakar au début des années 1900 afin de poursuivre les contacts établis avec Istanbul.
L'une de nos premières ambassades ouvertes en Afrique subsaharienne après les indépendances des États africains, se trouve à Dakar, la capitale du Sénégal, et cela va faire 60 ans que notre première ambassade a ouvert ses portes en 1963. J'ai pris mes fonctions en juin 2020 en tant que 18e Ambassadeur de la République de Turquie à Dakar. Lorsque je suis arrivé dans la capitale sénégalaise en tant que doctorant en 1993, le bâtiment de notre ambassade ici venait d'être acheté par le Président Turgut Özal un an auparavant, en 1992.
Une seule famille turque vivait à Dakar. Une deuxième famille turque qui allait vivre ici de façon permanente n'était pas encore arrivée. Avec le Plan d'Action de l'Initiative Africaine [du ministère des Affaires étrangères de la Turquie en 1998, NDLR], Dakar est devenue un pôle d'attraction. Nos commerçants et investisseurs ont manifesté leur intérêt à venir ici à partir du milieu des années 2000.
Aujourd'hui, après la Somalie et le Nigéria, notre plus grande et moderne ambassade d'Afrique est en construction à Dakar. Elle sera mise en service le 22 février 2022.
Notre volume d'échanges bilatéraux a dépassé les 500 millions de dollars pour la première fois en 2021. Le nombre d'étudiants sénégalais faisant des études en Turquie atteindra bientôt 1500. Environ 1000 élèves sénégalais étudient dans les écoles de la Fondation Maarif. Turkish Airlines augmente le nombre de ses vols de 7 à 10 par semaine.
Nos entreprises, qui ont signé de grands projets incluant la construction d'aéroports, continuent également d'assurer leurs opérations. Dans l'industrie alimentaire, les plus grands producteurs de farine, d'aliments pour animaux, de biscuits et de gaufrettes dans le pays sont issus de Turquie.
Plus de 20 % de la production énergétique quotidienne du Sénégal est produite par un navire ancré dans le port de Dakar. Beaucoup de nos entreprises de construction et représentants de différents secteurs de notre pays commercialisent des produits qui séduisent le marché sénégalais. Nos organisations telles que TIKA, la Fondation Maarif, l'Institut Yunus Emre, la Délégation du Croissant-Rouge turc et Turkish Airlines servent également les Sénégalais.
