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Russie-Ukraine : La guerre des nerfs ne fait que commencer (Analyse)*

- Après tout un ballet diplomatique, l’annonce de Moscou de reconnaître l'indépendance de Donetsk et de Lougansk a, indiscutablement, fait basculer la crise vers une tout autre dimension.

Fatma Bendhaou  | 23.02.2022 - Mıse À Jour : 23.02.2022
Russie-Ukraine : La guerre des nerfs ne fait que commencer (Analyse)*

Dubai


AA/ Mohamed Badine El Yattioui**

Bruits de bottes en Ukraine. Alors que l'armée russe est entrée dans les territoires séparatistes du Donbass, ce lundi 21 février, il semble nécessaire d'en analyser les possibles conséquences géopolitiques et géoéconomiques. Sans oublier de rappeler le contexte spécifique de cette crise étalée dans le temps et que beaucoup voient aller vers un conflit armé.

Après avoir reconnu l’indépendance des "républiques" autoproclamées du Donbass, Vladimir Poutine a ordonné à ses soldats d’assurer le « maintien de la paix » à Donetsk et Lougansk. Dans une allocution télévisée, il a demandé à l'Ukraine de cesser immédiatement « ses opérations militaires » dans ces territoires, en la menaçant de « la responsabilité de la poursuite de l'effusion de sang ». Un casus belli pour les Occidentaux. Aussitôt, les États-Unis ont annoncé qu’ils imposeraient de nouvelles sanctions contre la Russie. Un conseil d’urgence des ministres des Affaires étrangères européens a également pris des sanctions. Emmanuel Macron, président en exercice du Conseil de l'Union européenne, a réclamé des « sanctions européennes ciblées » . Le chancelier allemand, Olaf Scholz, a annoncé la suspension de l'autorisation du gazoduc Nord Stream 2 reliant la Russie à l'Allemagne via la mer Baltique. En contournant l'Ukraine, le tracé vise à augmenter les livraisons de gaz russe à l'ouest de l´Europe. Antonio Guterres, le secrétaire général de l´ONU, a, lui, affirmé que les principes de "la Charte des Nations Unies ne sont pas un menu à la carte" et que la Russie doit "les appliquer tous" à l'égard de l'Ukraine. Après tout un ballet diplomatique, des coups de téléphone par-ci, des discussions par-là, l’annonce de Moscou a, indiscutablement, fait basculer la crise vers une tout autre dimension. Dans la guerre des nerfs qui bat son plein, une nouvelle bataille vient de commencer.


- Le Donbass, une poudrière

Le Donbass, région ukrainienne, à la frontière avec la Russie est au cœur de l'actualité et des discussions désormais. Dans deux zones vivent des Ukrainiens prorusses. Ils veulent un rapprochement avec la Russie plutôt que l’Union européenne. Donetsk et Lougansk sont reconnues par Moscou comme indépendantes depuis le lundi 21 février. Elles comptent 3,5 millions d’habitants au total. Ces territoires ont fait sécession, juste après l’annexion de la Crimée par les Russes. Depuis 2014, elles combattent l’armée ukrainienne. Ce conflit aurait fait 14 000 morts, malgré les Accords de Minsk, négociés entre Russes et Ukrainiens en 2015, sous médiation franco-allemande. La réalité est que le cessez-le-feu est peu respecté et que le règlement politique n'a jamais été trouvé.

Lundi soir, Vladimir Poutine a volontairement anéanti les Accords de Minsk en reconnaissant l´indépendance des républiques de Donetsk et de Lougansk. Tout le monde a en tête le scénario criméen : reconnaissance de l´indépendance, referendum puis rattachement à la Russie. Tout cela réduit drastiquement les capacités de négociations des acteurs occidentaux.

Le Président russe a mis en place sa stratégie entre 2014 et 2022 en partageant des informations des services de renseignement russes aux séparatistes, de l’argent et des armes bien sûr, mais surtout des passeports russes (600 000 selon différentes estimations). Notons que si l´armée russe est entrée, lundi, dans le Donbass, personne ne sait quelle est la stratégie définitive de Vladimir Poutine. Les Etats-Unis et les pays européens disposent d'une arme limitée : les sanctions contre l´Etat russe et ses dirigeants.


- Importance stratégique

L’importance de l´Ukraine pour la Russie est historique et stratégique. La volonté d´une partie des élites ukrainiennes de vouloir intégrer l´OTAN est inacceptable et impensable pour le Président russe. Le nord de la mer Noire et le port de Sébastopol ne peuvent pas être sous contrôle de l´OTAN dans l´imaginaire russe. Plutôt que de devoir déménager sa base navale, Vladimir Poutine a préféré anticiper en 2014 en annexant la Crimée et en ayant de fait un contrôle direct sur Sébastopol. Il parle de la correction d’une injustice historique car la Crimée a été russe de 1783 à 1954, avant d´être transférée sous contrôle ukrainien dans le cadre de l´Union Soviétique. En 2021, dans un article, il a qualifié les Russes et les Ukrainiens de "nation unique". Il a décrit l'effondrement de l'URSS comme la "désintégration de la Russie historique" et a ajouté que les dirigeants ukrainiens actuels mènent un "projet anti-russe". Nous assistons bien à deux lectures opposées de l´Histoire et de la géostratégie.

Pourtant, si l´Ukraine semble vouloir intégrer l´OTAN, "Berlin et Paris ont toujours été opposés à l'adhésion de l'Ukraine. Et aujourd'hui, même les Etats-Unis n'en veulent pas. Mais l'avouer serait vu comme un acte de faiblesse vis-à-vis du Kremlin”, comme l´explique très bien David Teurtrie chercheur à l'Observatoire des États post-soviétiques (OEPS) de l'INALCO à Paris.

Depuis les sanctions de 2014, les Russes savent comment adapter leur économie face à un choc grave. La part du dollar dans les réserves de la banque centrale a fortement diminué et si les États-Unis venaient à déconnecter Moscou du système Swift, comme avec l’Iran depuis 2018, une messagerie locale permettra d´effectuer les transferts financiers.

Vladimir Poutine joue avec les nerfs des Occidentaux, sans aucun doute. Il prépare également l´élection de 2024 et cherche à solidifier son leadership interne en obtenant des résultats concrets sur le plan international. Il connaît le sentiment de fierté chez une partie des Russes et l´attise.


- La question du gaz

La question du gaz reste importante car la Russie exporte son gaz dans toute l´UE et surtout en Allemagne, en Pologne et dans les pays baltes. Le rôle que les Etats-Unis veulent faire jouer au Qatar est finalement limité. Le pouvoir de négociation est très relatif car le problème pour cet émirat est sa limite d'exportation. Le Qatar a déjà conclu des accords et le gaz ira, principalement, aux pays asiatiques. La Russie le sait. Certains pourraient diminuer leurs importations de gaz qatari mais pas certain que cela suffise à satisfaire les demandes européennes. Les États-Unis ont proposé de vendre une partie de leur gaz à l'Europe. Cela serait une bonne option pour « l'alliance occidentale ». Mais cela causerait un problème en raison de son coût élevé. Le Nord Stream 2 étant suspendu, le Turk Stream reste une option intéressante. Précisons que le Qatar représente 5,2 % des importations de gaz de l'Union européenne.

Allons-nous vers la guerre ? Difficile de le savoir et difficile de l´imaginer. Vers une “guerre hybride” ? L´historien Élie Tenenbaum, directeur du Centre des Études de Sécurité de l'IFRI, affirme que “cette dernière pourrait être la combinaison en une seule stratégie, voire en une seule manœuvre des modes de guerre régulier et irrégulier. C’est-à-dire la capacité à combiner ce qu’on appelle la guerre régulière et la guerre irrégulière.” Depuis de nombreuses années, désinformation et cyberattaques russes sont mises en avant par le gouvernement ukrainien. Les décisions de ces derniers jours semblent confirmer cette volonté de combinaison de guerre régulière et irrégulière.


* Les opinions exprimées dans cette analyse n'engagent que leur auteur et ne reflètent pas forcément la ligne éditoriale de l'Agence Anadolu.

* Dr. Mohamed Badine El Yattioui, Professeur de Relations Internationales à l´Université des Amériques de Puebla (Mexique).


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