Analyse

Accord de Madrid : La politique étrangère équilibrée de la Türkiye (Analyse)*

- La candidature de la Suède et de la Finlande à l'OTAN a permis à Ankara d'inscrire ses préoccupations sécuritaires à l'ordre du jour international.

Prof. Dr. Tarık Oğuzlu  | 06.07.2022 - Mıse À Jour : 06.07.2022
 Accord de Madrid : La politique étrangère équilibrée de la Türkiye (Analyse)*

Istanbul


AA / Istanbul / Prof. Dr. Tarik Oguzlu**

Depuis son adhésion à l'OTAN en 1952, la Türkiye a toujours soutenu les politiques de l'Alliance en matière de transformation. Malgré les crises et les intérêts conflictuels ponctuels, le rôle de la Türkiye en tant que membre de l'OTAN a été un élément essentiel des relations avec les partenaires occidentaux.

L'adhésion à cette alliance a été essentielle pour la Türkiye dans le monde bipolaire de la guerre froide, tant sur le plan des intérêts que sur celui de l'identité. Avec le souci de faire face à la menace sécuritaire émanant de l'Union soviétique et de consolider son identité occidentale, l'OTAN a toujours revêtu une importance significative pour la Türkiye.


- La stratégie de la Türkiye vis-à-vis de l'OTAN

À la fin de la guerre froide, malgré les divergences de vues entre la Türkiye et ses alliés de l'OTAN au sujet de l'identité et de la définition des menaces, la Türkiye a soutenu les politiques de transformation de l'Alliance.

Elle a évité de s'écarter de la politique de la porte ouverte de l'OTAN, axée sur l'élargissement, tout en s'efforçant de s'investir pleinement dans la lutte contre le terrorisme, la criminalité organisée, les menaces liées à la cybercriminalité et les actes de piraterie en mer. L'armée turque a contribué aux opérations multinationales de maintien de la paix menées par l'OTAN.

Compte tenu de ce contexte, il n'est pas surprenant que la Türkiye ait choisi la voie d'un accord au sujet des candidatures de la Suède et de la Finlande à l'OTAN et qu'elle n'ait pas opposé son veto à l'adhésion de ces deux pays à l'Alliance.

Il aurait, en effet, été surprenant que la Türkiye soit le seul membre à rester opposé à l'adhésion de la Suède et de la Finlande, deux pays qui ont abandonné leur politique de sécurité axée sur la neutralité et la non-adhésion aux alliances, qu'ils menaient depuis de nombreuses années, et qui ont demandé à adhérer à l'OTAN.

S'il est tout à fait naturel pour la Türkiye de faire valoir ses sensibilités nationales en tant que membre de l'OTAN, il n'est pas réaliste pour certains partis hostiles à la Türkiye de présenter cette attitude comme une évolution négative et d'interpréter que les orientations stratégiques de la Türkiye s'éloignent de l'Occident.

On oublie que, en invoquant ses intérêts nationaux, la Grèce a fait barrage à l'adhésion de la Macédoine du Nord à l'OTAN pendant de nombreuses années, et que l'Allemagne et la France s'opposent depuis des années à l'adhésion de l'Ukraine et de la Géorgie à l'OTAN, là encore dans le contexte de leurs relations avec la Russie.

Certains ont affirmé que la Türkiye opposerait son veto à l'adhésion de la Finlande et de la Suède à l'OTAN, prétextant ses propres intérêts nationaux, ce qui affaiblirait l'Alliance. Cependant, si l'on se penche sur les politiques suivies par la Türkiye concernant la transformation de l'OTAN depuis la fin de la guerre froide, on constate qu’Ankara n'agit pas à l'encontre de la position commune au sein de l'Alliance.

C'est une exigence de la politique internationale de négocier en donnant la priorité aux intérêts du pays jusqu'à un certain point et d'agir conformément à la position commune qui émerge au sein de l'Alliance à la fin.

La Türkiye a, depuis longtemps, commencé à changer de perspective vis-à-vis de l'OTAN en raison de son autonomie stratégique et de sa conception multilatérale de la politique étrangère. Pour ses décideurs, la priorité absolue était d'être plus attentif au sein de l'Alliance et d'utiliser pleinement tous les privilèges institutionnels offerts par l'adhésion pour éviter que les questions soulevées par la transformation de l'OTAN ne nuisent aux intérêts nationaux de la Türkiye.


- L'adhésion de la Finlande et de la Suède à l'OTAN


Il est connu que la Finlande et la Suède ne montrent pas toute la sensibilité nécessaire pour aider la Türkiye dans sa lutte contre le terrorisme et soutiennent même les YPG/PYD, la branche syrienne de l'organisation terroriste du PKK. Plus encore, après la lâche tentative de coup d'État menée par le FETO en 2016, ceux qui ont échappé à la justice turque et se sont réfugiés dans ces deux pays n'ont pas été extradés malgré les demandes répétées de la Türkiye.

L'embargo sur les armes imposé par la Suède à la Türkiye, sous prétexte des opérations militaires menées dans le nord de la Syrie, a également été un sujet de désaccord. Ankara sait également qu'un nombre important de sympathisants du PKK résident sur les territoires de ces deux pays dont la politique critique envers la Türkiye est des plus influentes.

Après la réunion tenue à Madrid le 28 juin 2022, un mémorandum a été signé entre la Türkiye, la Suède et la Finlande. En acceptant de répondre aux demandes d'Ankara, Helsinki et Stockholm ont obtenu d'être invités en tant que membres de l'OTAN (La Suède et la Finlande ont signé officiellement, ce mardi, le protocole d'adhésion à l'OTAN, NDLR).

L'accord des deux pays de fournir toutes sortes de soutien à la Türkiye, la fin de l'embargo sur les armes et la promesse de finaliser les procédures légales et administratives nécessaires à l'extradition des terroristes du PKK et des sympathisants du FETO vers la Türkiye, doivent être considérés comme des progrès importants du point de vue de la Türkiye. Il est absolument important que les objections d'Ankara aient été prises en compte et que le texte de l'accord signé après les négociations soit agréé par l'OTAN.

Compte tenu de la réorientation réaliste de la politique étrangère turque au cours des trois dernières années, il est tout à fait significatif que la Türkiye n'ait pas opposé son veto à l'élargissement de l'OTAN. Même si la Suède et la Finlande ne s'étaient jusqu'alors pas portées candidates à l'adhésion à l'OTAN, la politique suivie par la Türkiye depuis le début de la guerre de la Russie contre l'Ukraine a été appréciée.

La médiation entre les parties et la contribution à un éventuel cessez-le-feu figurent parmi les priorités de la politique étrangère de la Türkiye. Le rôle de la Türkiye pour surmonter la crise énergétique et alimentaire mondiale et améliorer la capacité de défense de l'Ukraine contre la Russie a été considérée comme positive.

Ces mesures prises par la Türkiye dans le cadre de sa politique traditionnelle de pondération pourraient être perçues comme étant en contradiction avec les politiques adoptées par les autres membres de l'OTAN à l'encontre de la Russie. Cependant, le soutien d'Ankara aux adhésions d'Helsinki et de Stockholm à l'OTAN en dernière instance, a souligné de manière incontestable que la Türkiye est un membre de l'OTAN qui souhaite aligner ses choix stratégiques sur les politiques de l'Alliance.


- Les résultats positifs atteints par la Türkiye au sommet de l'OTAN


Si les tensions entre l'OTAN et la Russie dans le cadre de la guerre en Ukraine ont ouvert la voie à l'adhésion de la Suède et de la Finlande à l'OTAN, le fait que l'Alliance, dont on disait qu'elle était en état de "mort cérébrale", sorte renforcée de cette crise est un résultat géopolitique important.

Le rôle essentiel joué par la Türkiye dans cette réussite mérite d'être souligné. Le fait que la Türkiye ait renoncé à son veto permet de dissiper les éventuelles interrogations sur les choix stratégiques d'Ankara.

Ce processus est en outre très important pour l'instauration d'un climat de confiance durable, car il permet à la Türkiye d'inscrire ses sensibilités en matière de sécurité à l'ordre du jour international et aux États occidentaux d'en prendre note. Le fait que les États membres de l'OTAN, en particulier les États-Unis, saluent la position constructive de la Türkiye peut conduire à une avancée positive dans les relations d'Ankara avec l'Occident.

La rencontre bilatérale entre le Président Recep Tayyip Erdogan et son homologue américain Joe Biden, après la conclusion de l'accord, est porteuse de signaux positifs pour l'avenir. L'éloge de Biden concernant la position de la Türkiye et ses propos positifs sur la politique turque pendant la crise ukrainienne peuvent ouvrir la voie à d'autres progrès dans les relations turco-américaines.

Biden a maintenant les coudées plus franches pour demander au Congrès de jouer un rôle de facilitateur dans la vente d'avions de guerre F-16 réclamée par Ankara. Bien qu'il ne soit pas facile de résoudre les problèmes entre les deux pays, les avancées consenties par la Türkiye lors du sommet de l'OTAN faciliteront l'émergence de perceptions positives dans les capitales occidentales.

Si la deuxième guerre froide entre l'Occident et la Russie réduit la marge de manœuvre de la politique étrangère turque, elle renforce par ailleurs l'importance stratégique de la Türkiye.

Le défi le plus important pour la politique étrangère turque dans les années à venir sera de poursuivre efficacement sa politique étrangère multidimensionnelle axée sur l'autonomie stratégique de la Türkiye, dans un contexte de forte polarisation internationale.

La politique de pondération entre l'Occident et la Russie est l'un des legs stratégiques les plus importants de l'Empire ottoman à la République de Türkiye. C'est une nécessité stratégique pour la Türkiye, qui est une puissance médiane, de suivre une politique d'équilibre afin de défendre ses intérêts nationaux. Les politiques adoptées par la Türkiye depuis le début de la guerre de la Russie contre l'Ukraine jusqu'à aujourd'hui, ainsi que la position affichée lors du dernier sommet de l'OTAN à Madrid, montrent que cet héritage historique est pris en compte et mis en œuvre avec succès.


*Les opinions exprimées dans cet article n'engagent que leur auteur et ne reflètent pas forcément la ligne éditoriale de l'Agence Anadolu.

**L'auteur est un universitaire, conseiller à l'Institut de politique étrangère

*Traduit de l’Anglais par Mourad Belhaj


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