Afrique

Exode des cerveaux : l'élite tunisienne destinée à l'exportation

- S'exiler est devenu le rêve de toute une génération brillante à la recherche de meilleures perspectives d’avenir.

Hajer Cherni  | 15.07.2021 - Mıse À Jour : 15.07.2021
Exode des cerveaux : l'élite tunisienne destinée à l'exportation

Tunisia

AA / Tunis / Hajer Cherni

Excédés par une crise économique, politique et sociale dont ils ne voient pas l’issue, du moins dans le court et moyen termes, outre le manque de reconnaissance, ainsi que le peu de cas qu’on accorde à leurs compétences, nombreux sont les jeunes tunisiens qui préfèrent sombrer dans le mal du pays que de souffrir dans leur patrie.

Frappée par la malédiction de l’exode de ses jeunes, la Tunisie est classée au 2e rang des pays arabes en matière de fuite des cerveaux, après la Syrie, selon l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE).

Etudiants, chercheurs ou professionnels considèrent la Tunisie comme étant un pays propice pour la poursuite de leurs études ou recherches pour diverses raisons. Plus jeunes, ils rêvaient d'intégrer les grandes universités, à l’instar de La Sorbonne, Oxford, Cambridge ou Harvard.

En effet, depuis l’indépendance, les familles tunisiennes font tout leur possible pour que leurs enfants réussissent dans leurs études car pour eux, c'est tout simplement une source de fierté personnelle et collective, et un ascenseur social fiable assurant une ascension tant en matière de finances que de prestige.

Plusieurs facteurs sont à l'origine de ce phénomène qui ne cesse de s’amplifier ces dernières années. S'exiler est devenu le rêve de toute une génération brillante à la recherche de meilleures perspectives d’avenir.

Ces ‘’têtes’’ cherchent aussi à s’épanouir professionnellement, car les moyens manquent dans leur pays d’origine.

Le domaine cinématographique en est l’exemple. De plus en plus de jeunes réalisateurs tunisiens partent vers d’autres continents, en vue d’une carrière à l’international, où ils auront plus de chance de trouver un milieu où leur créativité est mieux appréciée et apte à s’exprimer.

Les ''cerveaux tunisiens'' déplorent que leurs compétences ne soient pas reconnues à leurs justes valeurs. Le manque de moyens matériels, d’incitations et d’émoluments à la hauteur de leurs aptitudes, les poussent à tout laisser derrière eux, au terme d’un cursus éducatif gratuit, qui a monopolisé un énorme investissement de l’Etat, pour aller travailler à l’étranger et contribuer à la prospérité du pays d’accueil.

* Un ''capital humain'' à double tranchant

La fuite des cerveaux est un terme dévalorisant pour les pays d’origine, en raison des pertes irrémédiables qu’elle induit et des impacts significatifs qu’elle inflige au potentiel de développement.

S'exprimant sur le sujet à l'Agence Anadolu, l'économiste tunisien, Moez el-Joudi, a fait savoir que la fuite des cerveaux a, entre autres, impacté sérieusement l'Economie. Plusieurs entreprises rencontrent de plus en plus de difficultés pour recruter des compétences, dont les profils s’amenuisent comme peau de chagrin.

Dans tous les domaines et toutes les spécialités, embaucher un profil qualifié est devenu une monnaie rare. Attirés par des offres d'emplois prometteuses, des rémunérations alléchantes et des conditions dignes, les jeunes chercheurs ou étudiants optent pour l'étranger, afin d’y faire carrière et de bâtir leurs avenirs.

''L'Etat est responsable du départ des personnes à hauts potentiels, car il est incapable de diriger et attirer ses jeunes. Avec des salaires misérables et des conditions de travail difficiles, beaucoup préfèrent fuir, en quête de meilleures conditions de vie, d’études, de travail et de rémunérations'', a-t-il indiqué.

Et El-Joudi de poursuivre : ''Enseignants, chercheurs et docteurs ne trouvent pas les moyens pour effectuer leurs recherches en raison de l'absence de laboratoires et d'un environnement favorable pour pouvoir y évoluer''.

D'après lui, les profils ciblés concernent le domaine médical et paramédical, l'éducation, les télécommunications, l'ingénierie et l'enseignement (dans le cadre de la coopération technique internationale).

Compte tenu de la conjoncture économique et sociale actuelle, la fuite des cerveaux est devenue une tendance auprès des jeunes, particulièrement chez les bacheliers.

* Le système de santé suffoque ... les médecins quittent la Tunisie

Ibrahim Ben Slama, médecin de profession, a expliqué que la situation sociale et économique que traverse la Tunisie ne fait plus rêver ses enfants, forçant ses jeunes compétences à aller chercher l’épanouissement sous d’autres cieux.

Le secteur de la santé publique qui se dégrade au fil des années a euthanasié le rêve d'un avenir prometteur en Tunisie.

Dans sa thèse de doctorat intitulée ''Les intentions d'émigration des jeunes médecins en famille : état des lieux et motifs'', Ben Slama a énuméré des chiffres qui semblent alarmants et qui, entre autres, sont révélateurs d'un système de santé en suspens ou en état d'alerte.

''Entre 2011 et 2016, parmi tous les Tunisiens ayant émigré vers les pays de l'Organisation de Coopération et de Développement Économique (OCDE), 40 % étaient titulaires de diplômes universitaires. Les médecins figuraient au troisième rang après les enseignants chercheurs et les ingénieurs'', a-t-il indiqué.

Ces chiffres démontrent, si besoin est, l'état de décrépitude du système de santé tunisien qui nécessite une réforme profonde.

Toujours selon la thèse du Dr Ben Slama, en 2019, le syndicat des médecins de la santé publique estimait à 800, le nombre de médecins qui auraient émigré, tous les ans, au cours des trois précédentes années.

Ceci outre le fait que les pays étrangers accueillent à bras ouverts les compétences tunisiennes, particulièrement les médecins.

D'après Dr Ibrahim Ben Slama, ''les candidats tunisiens inscrits aux Épreuves de vérification des connaissances (EVC), nécessaires à l'exercice en France, ont augmenté de 60 % entre 2011 et 2016. Selon une enquête réalisée auprès des résidents de la première promotion de médecine de famille (MF) à la faculté de médecine de Tunis (FMT), 63 % d'entre eux planifiaient une carrière à l'étranger''.

Les cris d’alerte lancés par le corps médical se sont multipliés, ces dernières années. Certains ont menacé de présenter leur démission, d'autres ou tout simplement choisi l'exode après des séries de grèves et protestations restées vaines. L'armée blanche claque la porte de la Tunisie, même dans les situations les plus critiques.

* L'élite tunisienne destinée à l'exportation

Comme chaque année, les lauréats du bac n’expriment qu'un seul vœu: quitter la Tunisie et aller suivre leur cursus universitaire sous d’autres horizons.

Tel est le cas de Rahma Loukil, fraîchement lauréate du baccalauréat mathématique avec une moyenne de 18.94/20 et qui vient de célébrer une bourse accordée par l'Etat tunisien pour poursuivre ses études en France.

''J'ai choisi de poursuivre mes études universitaires dans l'une des plus grandes écoles préparatoires en France, afin de pouvoir réaliser mon rêve d'enfance : faire des études dans une école d'ingénierie de renommée, à l'échelle mondiale. Il me semble que de telles études en Tunisie, c'est tout simplement un chemin semé d'embûches'', a-t-elle souligné.

''Malheureusement, nos universités manquent d'équipements et en matière de technologies nous sommes encore loin de pouvoir assurer un cursus universitaire cohérent et une formation complète'', a-t-elle ajouté.

Et Rahma de poursuivre : ''Je suis reconnaissante à mon pays et j'y reviendrai un jour, mais cela dépend des conditions sociales, économiques et politiques. On verra dans quelques temps si les choses s'améliorent et cette situation morose s'estompera''.

Pour elle, ''l'exode des cerveaux en Tunisie n'est que le reflet d’une jeunesse désespérée, aux talents indéniables, mais qui se retrouvent face à une réalité humiliante. D'ailleurs, elle encourage les élites tunisiennes à pourchasser leurs ambitions, en Tunisie ou à l'étranger, sans jamais oublier leur pays''.

Pour sa part, le président du Centre de Tunis des études stratégiques, Mokhtar Zaghdoud a confié à l'Agence Anadolu que ''les jeunes commencent à réfléchir ‘’ émigration ‘’ avant même de finir leurs études’’. D'après un sondage élaboré par le centre, près de 78 % des compétences souhaitent quitter le pays.

''La Tunisie est classée au 2e rang des pays arabes en matière de fuite des cerveaux. On dénombre près de 4 000 ingénieurs ayant quitté la Tunisie. Il en va de même pour les médecins, les enseignants universitaires et les ingénieurs en informatique'', a expliqué Zaghdoud.

‘’Certes, il s’agit d’une volonté qu’on retrouve chez les personnes à haut potentiel, principalement, mais il existe une influence exercée par les pays européens qui tentent d'attirer les talents, pour la plupart issus du domaine de l'ingénierie informatique. C'est un complot contre notre pays. Pire encore, ce fléau s'est métastasé après la révolution’’, a-t-il fustigé.

Selon lui, ils choisissent d'aller vers d'autres destinations sur fond de difficultés économiques et sociales, en vue d'avoir une vie meilleure et s'y installer définitivement. Fin de l'histoire et fin de tout éventuel retour pour un investissement incertain dans leur pays d'origine.

Le départ de ces filons de compétences est considéré comme une perte pour la Tunisie.

Le sujet reste une problématique insoluble. L’émigration de personnes hautement qualifiées des pays en développement vers les pays développés a doublé ces dernières années.

En gros, la fuite des cerveaux dont la Tunisie souffre et qui représente une perte, devient un gain pour les pays qui en bénéficient.

''Pour contrer ce fléau, l'Etat devrait réagir'', a-t-il indiqué. Avant de partir ailleurs, les personnes concernées devront conclure un accord avec l'Etat d'au moins 5 ans. Servir d’abord son pays avant de s'envoler vers d'autres horizons’’, a-t-il conclu.

Les économistes recommandent le plus souvent à ce que ces compétences à l’étranger soient utilisées dans leur pays d’origine. De retour en Tunisie, ils peuvent contribuer à la promotion de l’économie, particulièrement en investissant, sans toutefois prédire si ce retour est à caractère temporaire ou permanent.

A vrai dire, le réseautage est un moyen réussi pour établir des relations à l’étranger et tisser des liens avec les plus grandes multinationales ou des organismes prestigieux dans divers secteurs.

Allons encore plus loin, le bureau international du travail basé à Genève a édité un document traitant des perspectives des migrations du travail, a conclu que ‘’la fuite des cerveaux devrait faire place une approche plus large englobant l’échange et la circulation des cerveaux, car on arriverait ainsi à des formules ‘’gagnant-gagnant ‘’.

Toujours selon ce même document, malgré les efforts mis en place par certains organismes ou ministères dans les pays d’accueil est la mise en place de certains réseaux au cas par cas dans les diasporas. Ce genre d’initiatives demeurent, cependant, très limitées tant dans l’ampleur que dans les effets.

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