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Tunisie : Pourquoi Ennahdha tient à associer "Qalb Tounes" au gouvernement de Fakhfakh ? (Analyse)

Mona Saanounı, Mourad Belhaj  | 12.02.2020 - Mıse À Jour : 14.02.2020
Tunisie : Pourquoi Ennahdha tient à associer "Qalb Tounes" au gouvernement de Fakhfakh ? (Analyse)

Tunisia

AA / Tunis / Yemna Selmi

Des experts tunisiens ont considéré l’insistance du Mouvement Ennahdha (d’obédience islamique) à associer le parti « Qalb Tounes » (Au Cœur de la Tunisie) au prochain gouvernement, sous la présidence de Elyes Fakhfakh, vise à assurer la stabilité et la confiance au sein du Cabinet.

Dans des entretiens accordés à Anadolu, ces experts ont indiqué que « Ennahdha (54 députés sur 217) converge avec « Qalb Tounes » (38 députés) en termes de visions politiques et économiques, de même ce mouvement n’a plus confiance en les partis qui ont fait capoter la formation du gouvernement de Habib Jamli (le 10 janvier écoulé), tout particulièrement les deux formations du Courant Démocrate (22) et du Mouvement du Peuple (15).

Pour les experts, l’exclusion du mouvement « Qalb Tounes », conduit par Nabil Karoui, au début des consultations pour la formation du gouvernement Fakhfakh, serait dû au fait que le chef de gouvernement désigné s’est doté d’une « ceinture politique » comprenant les partis ayant soutenu Kais Saied au deuxième tour de l’élection présidentielle de 2019, remportée par l’actuel chef de l’Etat face à Nabil Karoui.

*Manque de confiance

Boulbeba Salem, analyste politique a estimé que la détermination du mouvement Ennahdha à associer Qalb Tounes au gouvernement, est motivée par le fait que ce mouvement « a tiré les leçons de l’épisode du gouvernement Jamli, considérant qu’elle ne peut plus accorder sa confiance aux partis « Haraket Echaab » (mouvement du peuple) et du parti « Attayar Al-Dimoqrati » (Courant démocrate), après qu’ils aient voté contre le gouvernement Jamli ».

Et Salem d’ajouter dans une déclaration à Anadolu : « Au début des consultations portant sur la formation du gouvernement Fakhfakh, on a assisté à un échange d'accusations entre Attayar et Ennahdha et des tentatives de coups bas. (…) Dans le cadre de ce conflit, Attayar a présenté au parlement, la semaine passée, une proposition portant élection, une fois par an renouvelable, du président du parlement, et ce, dans le cadre du conflit politique et gouvernemental ».

Notons qu’au début du mandat législatif, Rached Ghannouchi, président du mouvement Ennahdha, a été élu président du parlement pour une durée de 5 ans.

« Certes, un grand conflit électoral avait opposé Ennahdha à Qalb Tounes, mais ce qui les réunit c’est le fait qu’ils sont deux partis politiques pragmatiques au plan politique de même qu’au plan économique, ils ont les mêmes orientations (libérales) », poursuit l’expert.

« Il n’existe pas de différences notoires entre Ennahdha et Qalb Tounes, tandis que des différences idéologiques sont apparentes entre Ennahdha et Attayar (social-démocrate) et Haraket Echaab (le Mouvement du Peuple-nationaliste nassérien), qui ont comme but d’isoler ou d’éradiquer Ennahdha selon leurs discours », a-t-il précisé.

Quant à l’étendue de l’impact d’Ennahdha sur le processus de la formation du gouvernement, Salem a lancé : « Ghannouchi a exercé des pressions et formulé de nombreuses critiques médiatiques sur Fakhfakh afin que ce dernier obtempère et accepte ses demandes, à telle enseigne qu’Ennahdha a menacé de ne pas voter en faveur du gouvernement si Qalb Tounes n’y participe pas ».

Mercredi dernier, Ghannouchi, a indiqué que « le gouvernement de Fakhfakh n’obtiendra pas l’aval du gouvernement en cas d’exclusion de Qalb Tounes ».

Une rencontre surprise avait réuni, jeudi dernier, Ghannouchi, Karoui et Fakhfakh, qualifiée de « positive » par les trois protagonistes.

Le lendemain, Fakhfakh a tenu une rencontre avec Karoui, dans le cadre du démarrage des consultations avec Qalb Tounes.

Salem a estimé que « l’invitation lancée, vendredi, à Qalb Tounes pour prendre part aux consultations, est un pas positif. Cependant, sa participation ou non au nouveau cabinet est tributaire des concertations. En principe, le programme du gouvernement détermine la nature des partis participants. Il se pourrait qu’il y ait un programme qui ne soit pas harmonieux avec les partis qui, partant, n’y participent pas ».

L’analyste politique a insisté sur le fait que « Qalb Tounes n’est pas un simple parti politique, mais une vitrine de puissants centres de pouvoir en Tunisie, un pouvoir financier, économique, médiatique et d'hommes d’affaires. Sa place naturelle, pour ceux qui l’ont soutenu, est au pouvoir et non pas à l’opposition et Ennahdha a insisté à faire participer Qalb Tounes pour garantir davantage de stabilité ».

« Agressivité contre Ennahdha »

Habib Bouajila, journaliste et analyste politique, a relevé que le mouvement Ennahdha, qui a gagné les législatives de 2019, insiste à associer Qalb Tounes dès lors que ce mouvement s’est estimé isolé au sein du gouvernement de Fakhfakh, dans la mesure où cette formation a une expérience avec « la ceinture politique » qui s’est rassemblée autour de Fakhfakh, notamment, Attayar et le mouvement du Peuple.

Bouajila a indiqué à Anadolu que « Ennahdha a constaté une grande dose d’agressivité dans le discours de ces deux partis, qui ont considéré l’échec du gouvernement Jamli comme étant une preuve que la force d’Ennahdha est en régression, et, par conséquent, que le gouvernement Fakhfakh doit viser l’isolement d’Ennahdha, qui sera considéré comme le maillon faible du prochain gouvernement ».

« C’est ce qui a poussé Ennahdha à reprendre la main, en renversant la table via sa déclaration de ne pas prendre part au gouvernement si Qalb Tounes n’y participait pas. Mieux encore, Ennahdha a laissé entendre qu’un front parlementaire formé de la Coalition d’al-Karama (18 députés), de Qalb Tounes et d’Ennahdha pourrait être formé. C’est cette méthode qui lui a permis de reprendre l’initiative », a-t-il encore estimé.

S’agissant de la position de Fakhfakh, qui avait initialement exclu Qalb Tounes de ses consultations, Bouajila a estimé que « Fakhfakh a agi en tant que Chef de gouvernement qui veut être dès le début une personnalité politique indépendante et active. Il a tenté dès sa première apparition médiatique d’avoir des soutiens politiques à son gouvernement pour éviter les erreurs commises par Jamli ».

« Fakhfakh a, dès le début, annoncé la ceinture politique de son gouvernement, qui comporte les partis ayant voté pour Saied au deuxième tour de l’élection présidentielle », a-t-il poursuivi.

Fakhfakh avait annoncé, le 24 janvier dernier, que 10 partis ont fait part de leur prédisposition à participer au gouvernement.

Il s’agit d’Ennahdha, d’Attayar, de la Coalition de la Dignité, du Mouvement du Peuple, de Tahya Tounes (Libéral, 14), de Machroua’ Tounes (Libéral, 4), de Nidaa Tounes (Libéral, 3), d’al-Badil Attounsi (Libéral, 3), de Afek Tounes (Libéral, 2) et de l’Union Populaire Républicaine (Centre, deux députés).

« Qalb Tounes et le parti destourien libre (libéral, 17) seront en dehors de la coalition gouvernementale » a ajouté Fakhfakh, estimant qu’il n y a pas de « démocratie sans opposition véritable ».

Quant à l’impact d’Ennahdha sur l’avenir de la formation du gouvernement, Bouajila a indiqué que « Ennahdha est le premier parti, pour ne pas dire que c’est le seul parti structuré clair et apte à mobiliser ses troupes. Je ne pense pas qu’un gouvernement ou une personne puisse se frayer un chemin dans les rouages de l’Etat sans prendre en considération la valeur et l’importance d’Ennahdha en tant que parti ».

« Ennahdha agit comme un parti principal intéressé au plus haut point par la stabilité, la protection de la transition démocratique, tout comme il veut éviter les manifestations de polarisation, dès lors que cette polarisation pourrait lui causer des ennuis comme cela fut le cas en 2012 et 2013 », a-t-il encore dit.

Nuançant néanmoins son propos en déclarant : « Mais il n’en demeure pas moins qu’Ennahdha est contrainte de prendre en considération l’humeur des sympathisants de la révolution, qui pourraient ne pas être satisfaits des manœuvres politiques, qui pourraient inciter Ennahdha à s’allier avec ceux que les partisans de la révolution considèrent comme les forces de l’ancien système».

"Al-Nahda n'a pas trouvé dans le bloc démocratique (Attayar et Al-Chaabi) un allié en qui vous pouvez avoir confiance, après l'échec du gouvernement Jamli", a déclaré Riyadh Al-Chuaibi, chercheur politique, dans une interview accordée à l'Agence Anadolu.

Et d’ajouter : "Il est vrai que le Bloc de Qalb Tounes (Au cœur de la Tunisie) a également voté contre le gouvernement Jamli, mais sa position sur le gouvernement Jamli était dès le départ basée sur la clarté et en désaccord avec le processus de formation du gouvernement, alors que le bloc démocratique a fait preuve de fourberie, malgré la réponse positive d’Ennahdha à toutes ses demandes, il a finalement décidé de voter contre le gouvernement Jamli ".

Concernant le désir de Fakhfakh, au départ, d'exclure «Au Cœur de la Tunisie», Al-Chuaibi a déclaré : «Fakhfakh,était sous l'influence de deux choses. La première est la lettre de mission du chef de l'Etat, car Fakhfakh pensait qu’elle comprenait des directives politiques pour choisir comme ceinture politique exclusivement les partis qui ont voté pour Saied».

Le deuxième problème, selon Al-Chuaibi, est que "Fakhfakh semblait influencé par certaines parties dans les consultations du gouvernement, qui hésitaient à impliquer Qalb Tounes, et je veux dire ici les partis Attayar et Harakat Al-Chaab ".

Il a estimé qu '"A un moment où les parties tentent de limiter l'influence d'Ennahda sur l’échiquier politique du pays (faisant allusion à Attayar et Harakat Al-Chaab), il y a des partis qui ont tenté de s’approprier cette influence, ce qui s'est manifesté dans le bras-de-fer qui s’est engagé entre Fakhfakh et Ennahdha s’agissant de leur différend concernant l’association du parti « Au Cœur de la Tunisie», dès le début, aux Consultations pour la formation du gouvernement".

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